Jean-Gabriel Périot / Alain Brossat : entretien autour d’Une jeunesse allemande
Alain Brossat (Professeur de philosophie émérite) et Jean-Gabriel Périot dialoguent autour de la genèse, conception et réception d’Une jeunesse allemande (Allemagne 1965-1977, de la bataille des images à la lutte armée), documentaire composé d’images d’archives de La Fraction Armée Rouge (RAF), organisation terroriste d’extrême gauche de l’Allemagne des années 70 qui a comme particularité d’avoir d’abord choisi des moyens d’actions artistiques, cinématographiques et médiatiques avant de se radicaliser dans la lutte armée et l’organisation d’attentats meurtriers.
ALAIN :
Il me semble qu’une des premières choses que tu pourrais commenter utilement est l’unanimité de la critique saluant l’absence, dans ton film, d’un commentaire d’auteur destiné à expliciter, surligner ou souligner ce qui se donne à voir et à entendre dans les documents, bref, destiné à administrer la « morale de l’histoire » ou bien encore à « expliquer » ce qui constitue l’enjeu de ces images à un public supposé un peu lent à la détente… A l’évidence, la critique salue la disparition de ce dispositif redondant et tyrannique, dans ton film, comme une émancipation et comme une marque de la confiance que tu accordes à l’intelligence du spectateur – ce qui est assez, disons, rancièrien… Le public est supposé « majeur » par ton propre dispositif épuré, allégé de cette affreuse prothèse de la voix off envahissante et du coup, les images documentaires sont « émancipées »… D’autre part, bien sûr, cette simplification du dispositif narratif semble signifier aussi (ce que saluerait aussi implicitement la critique) que tu ne t’établis pas dans la position du juge qui énonce un jugement moral à propos de ce qu’il remet en scène ou du narrateur-roi qui, à chaque instant, en énonce le sens – le seul, l’unique. Cette abstention de ta part, à nouveau, créé un espace de liberté pour le spectateur – cela même dont les documentaires et reportages qu’il voit à la télé le privent… L’enthousiasme de la critique porterait donc ici au-delà du sujet dont traite ton film – il concernerait, en fait, la relation entre le cinéaste documentaire, le montreur d’images et le public. Ce qui serait salué, ce serait la portée « désinfantilisante » (horrible néologisme…) de ton film…
JEAN-GABRIEL :
Je suis le premier surpris par cette unanimité, ou quasi-unanimité, sur ce point. Les premiers retours de journalistes avant publication étaient plus contrastés. Si certains d’entre eux relevaient déjà que cette absence de voix off était à leurs yeux une qualité du film, d’autres au contraire étaient beaucoup plus critiques sur ce point. Ils jugeaient que l’absence de commentaires rendait le film obscur, ardu, difficile à suivre…
Mais quelque chose m’échappe de l’idée que l’absence de voix off serait équivalente à une absence de position de ma part face au sujet que je raconte. Je laisse en effet la place au spectateur de penser, je ne force pas son positionnement, je le laisse devant des questions ouvertes auxquelles il peut ou non apporter ses réponses. Mais pour autant, l’absence de voix off ne signifie pas que je ne me positionne pas sur les événements racontés dans le film, dans le corps du film lui-même.
Pour l’anecdote, les retours des lecteurs du projet lors des commissions de subventionnement étaient beaucoup plus contrastés. Une partie d’entre eux rejetaient le projet car il était « dangereux », « problématique », grosso modo on me reprochait mon empathie pour des « terroristes » et on me soupçonnait de faire un film pro-terrorisme justement parce que le film n’exprimait pas clairement par une voix off ce qui serait mon « point de vue ». Si je le cachais, c’est probablement parce que je cherchais peut-être à justifier les actions de la RAF ou son idéologie. La différence de réception du film et la réception du projet écrit se situe peut-être ici : dans le projet écrit j’étais obligé d’énoncer les questions qui me poussaient à faire ce film et à dévoiler certaines clefs de lecture de celui-ci. Par exemple, j’ai longtemps écrit que je refusais de prendre la position d’un « juge », ce qui posait vraiment problème aux lecteurs. Mais je me suis toujours refusé à prendre cette position ; au nom de quoi aurais-je pu la prendre d’ailleurs ? Comme si être réalisateur équivalait à savoir et, au-delà, à pouvoir trancher, à pouvoir énoncer des vérités. Quand on est réalisateur, on est avant tout empêtré dans ses incertitudes. On fait des films parce que l’on ne sait pas, non parce que l’on sait et que son avis serait supérieur à tout autre…
Cependant, ne pas s’énoncer directement par la voix off ou le commentaire et refuser la position du juge ou du sage, ne veut pas dire que je ne m’exprime pas dans le film. Ma manière de me positionner face à ce que je raconte passe par la construction de la ligne narrative, la structure même du film, mais surtout par le montage (dont l’absence de voix off n’est qu’une des techniques). La difficulté bien sûr, c’est qu’il est compliqué, voire impossible, de réussir à comprendre et à expliciter comment fonctionne le montage. Le montage est en effet un langage visuel, avec sa grammaire et son vocabulaire propre et spécifique ; toute mise en mot des effets du montage ne sera que lacunaire. Quelque chose se joue dans le montage qu’il est difficile d’exprimer par la parole ou l’écrit.
D’une certaine manière, si je laisse la place libre au spectateur pour penser l’histoire que je lui montre, c’est uniquement dans un cadre que je prédéfinis. Je ne donne pas de réponse mais je pose des questions et c’est à ces questions-là que le spectateur est confronté. Je suis celui qui définit le débat et en impose les termes. Le film ne donne à voir que ma propre vision de cette histoire, c’est un objet empli de subjectivité, de doutes, de questions dont l’ensemble m’est propre.
J’ai revu toute la fin du film récemment, après avoir reçu ta première question. J’ai été surpris moi-même par l’agressivité de celle-ci. Dans cette espèce d’entonnoir, de resserrement du temps, de l’espace et de la pensée, s’énonce clairement une critique de la télévision et ainsi que des gouvernants et des policiers ouest-allemands. Le portrait que j’en dresse est assez implacable. Ça m’a du coup beaucoup interrogé sur cette quasi-unanimité autour de la place que je laisserais aux spectateurs. Cette partie du film, par exemple, impose nettement une position. Le spectateur est confronté à une relecture de l’histoire qui est tout sauf neutre et qui ne cherche même pas à s’en cacher. Ce qui n’est pas contradictoire avec la place que je laisse au spectateur. Je ne lui apporte pas de réponse, mais je lui impose mes questionnements. Si j’avais l’habilité nécessaire à exprimer clairement, et en mots, ces questions, je suppose qu’il y aurait beaucoup plus de désaccords à propos de ce film !
ALAIN :
Une hypothèse concernant le vaste accord qui s’est manifesté parmi la critique à propos de ton film pourrait être la suivante : Une jeunesse allemande re-présente, fait revenir dans le présent une scène politique qui constitue en quelque sorte l’autre absolu de ce qui semble constituer, dans un pays comme le nôtre aujourd’hui, la seule forme politique recevable – la démocratie du public, la démocratie de marché. La prise d’armes mise en œuvre par Baader, Meinhof et leurs amis en vient à constituer dans un présent voué à cette nouvelle religion civile – le « total-démocratisme », la plus parfaite des hétérotopies. À défaut de constituer une alternative à ce culte monotone, monolithique, politiquement stérile et intellectuellement asphyxiant, le soulèvement ultra-minoritaire mais surexposé de « la Bande » semble éveiller parmi la critique une petite musique indistincte, le sentiment d’un manque, d’une absence – celle d’une politique vive placée sous le signe d’enjeux de vie et de mort, du sacrifice, de la tragédie, etc. Une telle « nostalgie », bien sûr, ne saurait ni même s’énoncer ni se formuler par allusion, elle n’est pas pensable, tout simplement, mais cela n’exclut pas qu’elle puisse se « trahir » à certains indices – de ce point de vue, les journalistes des pages culture seraient peut-être faits d’un matériau plus sensible que ceux des pages politiques – les grands prêtres du tout-démocratique…
Si l’on suit cette piste, on s’étonnera moins de voir un adjectif comme « fascinant » – sans que l’on sache très bien s’il s’applique au film ou à ce qui en constitue l’objet – revenir régulièrement dans ces chroniques. L’intuition qui perce dans l’aveu naïf de cette « fascination » (à laquelle ton film, lui, ne succombe pas) serait au fond que l’on en vient, avec cette « page » d’histoire qui ne peut nous être restituée que sous la forme d’éclats de mémoire, à identifier une figure politique ou un fragment d’histoire qui résiste à toute tentative de le réduire aux conditions habituelles du « jugement » – moral, politique, historique. La « fascination », ce n’est au fond que cette tétanie du jugement, cette sorte de tremblement ou de crainte sacrée qui saisit celui/celle qui aimerait bien ranger cet objet du passé dans une catégorie déterminée (« terrorisme », « anarchisme ») et qui doit bien s’avouer que l’objet lui file entre les doigts… Cette hypothèse te paraît-elle, par quelque biais, mériter d’être prise en considération?
JEAN-GABRIEL :
Je trouve ta manière d’entendre ce mot, « fascination » comme « tétanie du jugement » ou comme « crainte sacrée », particulièrement juste. J’aime beaucoup quand Aby Warburg définit son grand travail, Mnemosyne Atlas, comme une « histoire de fantômes pour adultes ». Je trouve cette formule très juste car évidemment, les adultes ne croient plus aux fantômes mais pourtant, quand ils s’y trouvent confrontés, reviennent la peur de l’enfant ou les peurs ancestrales ressenties face à l’inconnu. Une des grandes singularités du travail de l’archive visuelle, (re)mise à nu par l’absence de légendage et insérées dans un montage l’ouvrant à de nouvelles logiques visuelles, est d’ouvrir à la réapparition de ce qui est censé avoir disparu, mais qui, malgré tout, se tapit encore dans les ombres. Face à la réapparition de tout ce qui a disparu, le spectateur se retrouve, peut se trouver non pas « pétrifié » comme devant la Gorgone, mais dans un certain état de fascination. Reviennent danser devant ses yeux, des souvenirs inconnus mais qui n’avaient pas complètement disparu, des souvenirs dont l’oubli lui-même avait été oublié. Ce spectateur peut ne pas avoir les mots pour se formuler à lui-même ces souvenirs qui ne lui apparaissent que comme absences.
La grande différence qu’il va y avoir, par exemple, entre ce film et un livre qui raconterait la même histoire (en reprenant par exemple toutes les interventions de Meinhof à la télévision et en restituant précisément le contexte de chacune de celles-ci), c’est que, grâce aux images, on a accès à des corps, des visages, des regards, des respirations, des timbres des voix. L’image nous donne accès à quelque chose de très simple mais que l’on oublie à chaque fois que l’on pense à des protagonistes précis de l’Histoire ou à des catégories (le terroriste, le fasciste, le révolutionnaire, le roi, etc.) : ce sont des êtres humains avant tout et l’image comme preuve de cela change radicalement notre rapport à ceux qui y apparaissent.
Dans l’acte du regard se joue quelque chose qui nous instruit de manière particulière, qui dépasse toute rationalité du savoir, quelque chose qui nous touche voire nous submerge, quelque chose aussi qui amène de la complexité, du trouble, de l’angoisse. Et là, parce que nous ne maîtrisons pas ce savoir, nous sommes comme tétanisés. Une image d’archive, d’un personnage historique, d’un événement, etc., ne correspond jamais aux images mentales que nous ne pouvons pas ne pas créer en nous-même quand nous pensons ce personnage ou cet événement (et qui différent pour chacun d’entre nous selon notre culture, nos savoirs, nos positions mais aussi selon nos propres subjectivités). Entre les deux, l’image d’archive et cette image mentale, il y a béance. Quelque chose n’est plus logique. Pour prendre un exemple précis et personnel, je me rappelle avoir été littéralement arrêté par les images privées, et en couleurs, faites par Eva Braun de son amoureux, Hitler, en train de sourire et danser sur la terrasse ensoleillé d’un chalet alpin. Ces images, d’une simplicité redoutable, m’ont vraiment sidérées, simplement parce qu’Hitler y apparaît comme un homme joyeux, tel un oncle un dimanche après-midi printanier après un repas bien arrosé ou tel un voisin sympathique et fêtard avec qui nous pourrions partager un moment sympathique. Le Hitler de ces images d’archives est à l’opposé de l’image mentale que l’on se fait forcément quand on pense à lui. Cette béance ouvrait à un savoir que je ne pouvais que refuser. Pour être plus juste, il ne s’agissait même pas de « refuser », je n’arrivais même pas à me formuler ce que je pouvais en penser. Les mots me manquaient. Après, c’est le travail du temps qui permet de revenir sur ce que l’on découvre dans de telles images, de comprendre ce qui peut s’y jouer et ce qui peut se jouer en nous-mêmes à partir de cette expérience.
Au-delà des images elles-mêmes, par ou en elles-mêmes, Une jeunesse allemande joue de la même manière avec certains mots, des mots définissant des concepts préétablis. Je me rappelle par exemple notre discussion sur l’excessive présence dans ce film du mot de « démocratie » et des discussions à son propos. J’avais dû te répondre alors que pour moi, la surabondance de ces discussions dans les archives de l’époque me paraissait très intéressante, notamment parce que l’on se rend compte qu’alors, il n’y a pas une « démocratie » comme c’est le cas aujourd’hui, mais seulement des possibles de ce que devrait être la démocratie. Ce qu’entendent et expriment Meinhof, Schmidt ou Fassbinder quand ils parlent de « démocratie » ne recoupe absolument pas les mêmes choses et peuvent même être en radicale opposition. En donnant à entendre ces discussions, il me semble qu’un spectateur contemporain, assez peu politisé, ou en tout cas qui ne s’est jamais intéressé par lui-même à ce que mot porte ou comment il agit aujourd’hui, se trouve placé devant un problème. Ce qu’il entend ou pense entendre quand le mot « démocratie » est énoncé, ne correspond en rien à ce qu’entendent les différents protagonistes du film en utilisant ce mot eux-mêmes. Il y n’a presque rien en commun entre l’acceptation du mot par le spectateur et celle de ces divers usages dans le film. En cours de visionnage, le spectateur n’a pas le temps de repenser ce mot, aspiré par le flux de l’histoire et par les modifications et les différences qui apparaissent à chaque fois que le mot et prononcé.
Un autre exemple est évidemment le mot « terroriste ». Face aux images laissées pas Meinhof, Ensslin, Meins et consorts, ce que voit le spectateur ne correspond pas à l’image mentale qui lui vient quand il pense ou prononce le mot « terroriste ». Les logiques sont rompues. Tout, ou plutôt une partie, de ce qui avait disparu d’une histoire en particulier réapparaît et déborde de cette histoire elle-même. Il me semble, en toute modestie, que ceux qui ont vu le film, ne pourront plus entendre désormais le mot « terroriste » tel qu’ils l’entendaient avant le film… Maintenant pour eux, les terroristes auront des corps, des voix, des histoires, des logiques, quand bien même tout cela ne sera pas donné à voir ou à entendre.
Chaque spectateur fait évidemment une expérience différente du film selon ses positionnements, ses intérêts, ses savoirs… Mais il me semble en effet, que, dans les retours de la presse ou dans les retours que des spectateurs peuvent me faire lors de débats ou de manière individuelle, se dessine quelque chose de l’époque. Tout un savoir, toute une histoire politique ont été perdus, renvoyés dans les oubliettes de la mémoire. Mais, fort heureusement, rien n’ait jamais perdu irrémédiablement.
ALAIN :
Le succès critique quelque peu inespéré d’Une jeunesse allemande a pour effet de te plonger dans un tourbillon de présentations et de débats autour du film, de te mettre en contact direct et immédiat avec le public ou plutôt des publics que j’imagine variés, à l’issue de la projection du film. Je serais curieux de savoir si ces publics sont en phase avec la critique, si leurs enthousiasmes ou, inversement, leurs réserves, voire leurs franches critiques, recoupent ce que l’on a pu lire ou entendre, de la part des journalistes culturels ? La plupart des questions qui te sont adressées ont-elles trait au traitement documentaire de l’épisode historique « dramatique » mais désormais éloigné, ou bien au contraire à l’actualité politique de cette scène globale, que ce soit à propos de l’enjeu du « terrorisme », de la lutte armée, de la politique des intellectuels ? Enfin, que disent tes interlocuteurs/trices à propos de la tant disputée question de l’objectivité ? Te reproche-t-on parfois (souvent ?) d’avoir manqué au supposé devoir d’objectivité du documentariste, d’avoir subrepticement fait l’éloge de la « dérive » de la RAF… ? Je n’oublie pas que tu as déjà abordé cette question, mais les plus récents débats t’ont-ils conduit à répondre à nouveau à ce type d’objection ? Y a-t-il beaucoup d’affect dans les discussions qui suivent la projection du film, des critiques véhémentes, des commentaires venimeux ou bien, à l’inverse, des compliments qui te touchent particulièrement ?
JEAN-GABRIEL :
Avant de te répondre, il faut juste que je précise que je n’ai qu’une partie des retours du public. Il est très rare que des spectateurs viennent voir un réalisateur (ou lui écrivent) parce qu’ils n’auraient pas aimé le film. Ils quittent la salle pendant le film ou avant le débat. Du coup, je suis toujours confronté à des spectateurs plutôt convaincus ou curieux de la proposition. Même si de fait il y a des nuances dans les perceptions du film.
Pour commencer, je pourrais te raconter une séance étonnante à Montpellier. A peine la lumière s’est allumée, quelqu’un s’est levé pour demander un micro. Il avait une question urgente à poser : comme la première partie du film est plutôt en empathie avec les futurs fondateurs de la RAF et que la deuxième décrit les dérives sécuritaires de l’État ouest-allemand, est-ce que ça voulait dire que je soutenais la politique et les actions de la RAF ? Est-ce que j’étais pro-terroriste ? Une fois que j’ai répondu, il a eu l’air soulagé. Il s’est rassis et est resté sagement jusqu’à la fin de la discussion… Un peu plus tard dans ce même débat, une jeune femme me demande pourquoi dans la deuxième partie du film, je ne justifie pas les actions de la RAF, pourquoi je n’explique pas leurs motivations politiques. Je réponds que ce qui m’intéresse à ce moment-là du film, c’est la réaction de l’État et comment celui-ci va (ré-)écrire cette histoire en cours. Et j’ai le malheur de citer la sortie mémorable de Sarkozy sur la faute morale que constituerait le fait de réfléchir sur les violences perpétrées par Merah (ce qui reviendrait, selon lui, à l’excuser). Peu après, l’amie de cette jeune fille prend la parole et m’accuse d’être droitier parce que je cite Sarkozy et que je n’ai pas clairement répondu à la question de sa copine – pour ne pas dire que je n’avais pas répondu comme elle aurait aimé que je le fasse… Donc, dans la même soirée, on me suspecte (c’est le mot) d’être un ultra-gauchiste pro-terrorisme et un facho réactionnaire rangé au côté de l’État. Ça aurait été amusant si ce n’était pas d’une immense bêtise.
Évidemment, avec cette proposition qui laisse au spectateur toute latitude pour réfléchir par lui-même l’histoire que je lui donne à voir, les retours possibles sont très variés. Ils dépendent des positionnements politiques des spectateurs et de l’étendue de leurs connaissances sur le sujet. Il y a malgré tout des retours récurrents, beaucoup sont exprimés par deux types de spectateurs que je peux caractériser.
Il y a les « moi, j’ai vécu cette histoire-là. » Quand ceux-ci s’expriment, il s’agit souvent plus de monologues que de questions… Ce qui me surprend toujours, c’est le fait de confondre d’avoir vu en 1977, trois journaux télévisés sur TF1, d’avoir lu quelques articles dans Libération ou d’avoir fait une manifestation, et de connaître vraiment cette histoire. Leur mémoire est à la fois très partielle et très partiale. Non seulement la propagande de la RAF a très bien fonctionnée en France mais en plus, la société, notamment les hommes politiques et les journalistes, étaient encore très anti-allemands. L’image que l’on avait en France de la RAF est très loin de la réalité de cette histoire. Par exemple, on me pose la question de savoir pourquoi on disait « la bande à Baader » et pas la « bande à Meinhof » alors qu’en Allemagne, il a toujours été question du « groupe Baader-Meinhof »… Ce qui peut parfois m’agacer, c’est la tentation qu’ont certains de vouloir absolument me faire des leçons d’histoire, de vouloir me persuader que je sous-estime tel ou tel point de l’histoire, que j’oublie tel ou tel événement important (la fameuse visite de Sartre à Stammheim par exemple, qui n’a d’importance que pour les Français…), que je ne dis pas clairement qu’ils auraient été assassinés, etc. D’une certaine manière, il faudrait que le film raconte uniquement l’histoire dont ils se souviennent. Peut-être voudraient-ils que leurs propres souvenirs coïncident avec ce que je montre, peut-être ont-ils besoin de se rassurer sur leur propre mémoire des événements…
Ensuite, il y a les « vous avez oublié ça ». Le « ça » désigne soit des éléments de contexte (comme la RDA, la grande coalition, Mai 68 à Paris – encore le retour à l’histoire abordée du point de vue de la France), soit des éléments de psychologie (l’absence d’informations sur la vie privée – et principalement sur les enfants des futurs fondateurs de la RAF), soit des éléments filmographiques (l’absence de L’honneur perdue de Katharine Blum par exemple ou encore les toiles de Richter sur le sujet…) Ou encore, « ça » peut désigner tout ce qui s’est passé après (les autres générations du groupe) ou tout ce qui s’est passé aux alentours (les Brigades rouges), voire les deux ensemble (Action Directe). D’une certaine manière, le film ne répond pas à l’exhaustivité. Ces réactions relèvent simplement de l’oublie de la réalité de ce qu’est un film : un objet forcément lacunaire, affirmant une subjectivité et répondant à un programme, à une mise en scène du monde (par exemple, je ne parle pas de la RDA simplement parce que ce sujet n’a jamais été abordé par les futurs fondateurs de la RAF dans leurs films ou dans leurs interventions télévisées). À partir du moment où le film traite d’un moment historique, il aurait pour tâche de tout raconter. Peu importe que cela soit indigeste, peu importe que cela soit même impossible.
Ensuite, dans les débats, on s’en tient souvent à des questions historiques ou sociétales très générales. Il est très rare que des spectateurs interrogent le film en tant que film et questionnent l’utilisation même des images par certains futurs fondateurs de la RAF ou le rôle de la télévision comme lieu d’expression du pouvoir. Ce ne sont pas des débats inintéressants, mais ils restent souvent à la surface. Cependant, ce que je trouve étonnant, c’est que ce type d’espace de paroles semble nécessaire pour beaucoup de spectateurs. Il y a un vrai besoin de parler. « Comment résister aujourd’hui ? », « comment penser le terrorisme ? » etc. sont des questions souvent exprimées. Pendant ces débats, je suis toujours dans une situation délicate. En tant que réalisateur invité, je devrais avoir des réponses, j’ai le rôle de celui qui sait. Alors qu’évidemment je ne sais pas, ou quand je pense savoir, je ne peux qu’exprimer mon point de vue subjectif.
Enfin, je voudrais m’arrêter sur deux types de retours qui me troublent, pour des raisons très différentes.
J’ai reçu des mails de spectateurs interrogeant le sens politique du film. Pour eux le film, en restant dans le registre de l’image et de ses impossibilités et en étant « postmoderniste », dépolitiserait le sujet même du film voire participerait à la dépolitisation globale de notre société. Le film servirait les idéologies aujourd’hui dominantes. Évidemment, cela me semble extrêmement confus, je ne peux pas saisir la logique d’une telle pensée. Donner à entendre Meinhof aujourd’hui reviendrait à faire un film sarkozyste. C’est trop contradictoire pour que je puisse comprendre même si j’ai déjà entendu de tels retours sur mes courts-métrages, lesquels seraient pour certains spectateurs des films de droite, voire d’extrême-droite. J’essaie de comprendre leurs arguments, mais ils continuent de m’échapper… (Parmi les retours incongrus que j’entends régulièrement, j’aime particulièrement celui-là : « Vous avez un rapport ambigu à la violence. » Je réponds toujours en renvoyant la question à celui ou celle qui m’a interpellé. Je lui demande de m’expliquer ce que serait un rapport « non ambigu » à la violence et quel rapport il a lui ou elle à la violence… )
À l’opposé, plusieurs fois, à travers le monde, des jeunes spectateurs de 17-25 ans sont venus me voir, enthousiastes, à la fin des projections. Pour eux, ce film est un film nécessaire car il les aide à comprendre le monde dans lequel ils vivent et il leur donne de l’énergie et de l’espoir. Ce sont les plus beaux compliments que j’ai pu recevoir (avec celui d’un ancien de la RAF qui m’a dit que pour lui Une jeunesse allemande est le meilleur film qu’il avait jamais vu sur le sujet). Ces réactions me permettent de tenir face aux critiques exprimées par d’autres spectateurs sur l’intelligibilité du film, sur l’obligation qu’il y aurait de maîtriser l’histoire que je donne à voir pour la comprendre, sur tout ce qu’il manquerait dans le film, sur l’ambiguïté de mon positionnement, etc. Je ne me préoccupe jamais des spectateurs pendant que je fais un film, mais je sais, par contre, que je mène mon travail en général pour un public qui ne sait pas, pour des lycéens ou des jeunes étudiants. Leurs critiques ou leurs compliments sont en général pour moi les plus importants.
ALAIN :
Cette sorte de ferveur avec laquelle le public qui va voir Une jeunesse allemande en débat avec toi manifeste sans doute le besoin de retrouver des lieux et des formes de discussion qui ne doivent rien aux appareils de la communication et de la politique institutionnelles. Il est intéressant que le film, vu son objet, relance de manière oblique la discussion sur les moyens de la politique et notamment sur les usages de « la violence » – un mot-valise destiné, dans la bouche des gouvernants, à exorciser le spectre d’une renaissance de la politique vive et de formes franches du conflit. A ce propos, ton film a entre autres mérites celui de rappeler aux spectateurs nés après 1980 que lorsque Baader, Meinhof et leurs amis décident de passer à la lutte armée, ce motif général de la prise d’armes ne s’associe pas du tout au crime, à la sauvagerie et à l’aveuglement comme c’est le cas dans les conditions de la « bien-pensance » contemporaine. Un tout petit effort de mémoire me suffit pour me rappeler que Régis Debray fut, dans l’époque qui s’achève alors, un partisan ardent de la guerre de guérilla, Philippe Sollers un admirateur fervent de la révolution chinoise et donc de la guerre populaire, Edwy Plénel un proche des groupes palestiniens radicaux, Paulo Paranagua, actuel responsable de la rubrique Amérique latine du Monde et contempteur inlassable des régimes cubain et vénézuélien, un chef de guérilla urbaine en Argentine, etc. La « page » qu’écrivent en lettres de sang les militants de la RAF est donc, dans cette époque, une scène parmi d’autres où l’on voit que la violence armée entend répondre à celle du sous-développement, des dictatures, des guerres impérialistes, etc. Ce qui singularise la RAF (parmi d’autres groupes armés en Europe de l’Ouest), c’est le recours, dans des conditions dites démocratiques, à la violence armée minoritaire – une forme de néo-blanquisme, comme on l’a dit alors. C’est cela qui, à l’époque, suscite, parmi la gauche radicale, les plus extrêmes réserves : non pas le recours aux moyens violents, non pas la prise d’armes, mais son caractère minoritaire – le choix de la propagande armée ou bien encore de l’action directe violente dans des conditions où « les masses » ne sauraient suivre ce mouvement insurrectionnel.
Je me demandais jusqu’à quel point les débats qui suivent la projection du film peuvent aider les spectateurs nés « après » à devenir sensibles à cette notion d’un changement radical d’époque, sensibles à la relation qui s’établit entre la caractère réactionnaire de l’époque présente et l’expansion sans limite de cette rhétorique antiviolence dont l’effet est de transformer aux yeux du public un DRH bousculé en victime d’un pogrome ou d’un lynchage en bonne et due forme ?
JEAN-GABRIEL :
Avant de revenir sur les spectateurs français ou européens, je pourrais parler des présentations du film que j’ai faites récemment en Colombie. Les réactions du public étaient très étonnantes. En effet, il y a, pour eux, quelque chose d’incompréhensible dans le choix stratégique de la RAF pour la guérilla urbaine. En Colombie, les enjeux politiques posés par de la guérilla restent contemporains malgré la désescalade proclamée. Du coup, ces spectateurs ont une vision très différente du film. Ce qui les a le plus frappé c’est, selon eux, l’idiotie même de l’idée qu’il serait possible d’importer la guérilla et ses techniques dans le cœur des métropoles occidentales, un vrai non-sens politique et tactique à leurs yeux. Ils étaient troublés qu’une femme aussi intelligente que Meinhof puisse faire une chose aussi inepte. Ce n’est pas le passage à l’acte qui leur pose problème, ce sont les formes de ce passage à l’acte. C’était une lecture du film singulière pour moi car je ne l’ai jamais entendue exprimée ailleurs. (Je partage leur idée d’une inadéquation entre les buts visés par la RAF et les moyens techniques qu’ils se sont donnés – la RFA n’étant ni Cuba, ni le Vietnam, ni l’Amérique du Sud, importer les techniques militaires des guérillas de ces pays-là, en Europe, paraît inadéquat a priori –, même s’il est évidemment trop facile de juger a posteriori ce qu’il aurait été bien ou pas de faire…).
En Europe, certains spectateurs expriment parfois qu’il y aurait eu des changements irrémédiables entre les années 60/70 et aujourd’hui. De même que les échos que cette histoire révolue peut susciter dans notre contemporain diffère qu’un spectateur à l’autre, ce qui aurait radicalement changé depuis lors diffère également. Cette géométrie entre ce qui fait écho et ce qui est maintenant définitivement révolu est variable selon la culture, le positionnement moral et politique des spectateurs. Et particulièrement sur la question d’un changement de paradigme concernant la « violence », il y a de vraies différences de perception entre des spectateurs plus âgés et engagés politiquement et les autres, notamment les plus jeunes. Il est presque impossible pour eux de considérer le passage à l’acte depuis l’époque et non pas depuis aujourd’hui. Ces derniers temps, les deux chemises d’Air France sont souvent revenues dans les débats. C’est un exemple que je trouve particulièrement éclairant d’un changement d’époque, surtout quand on compare son traitement médiatique avec celui de la mort de Rémi Fraisse. Cependant, quand le sujet surgit dans le débat et que je m’en empare, souvent les spectateurs plus âgés acquiescent, voire rient dans leur barbe de l’absurdité de cette affaire de chemises, mais certains spectateurs plus jeunes restent dubitatifs…
Une expérience m’a beaucoup renseignée ces dernières années sur la perception des phénomènes de violence par des jeunes gens. J’ai plusieurs fois montré The Devil à des lycéens. Si en général, les lycéens et les étudiants sont très sensibles à mon travail, sur ce film en particulier, leurs réactions étaient beaucoup moins enthousiastes. Même avec mes explications sur le choix de la prise, symbolique, d’armes par les Black Panthers, même avec un retour sur l’histoire du mouvement nord-américain et avec un détour sur la manière dont la mémoire qu’il reste d’eux aujourd’hui a été écrite en faisant fi de toute réalité de ce qu’a été ce mouvement, rien ne pouvait y faire : pour ces jeunes spectateurs, il y a toujours et il y aurait toujours eu la possibilité d’opter pour la non-violence, et là, en particulier, comme il y a eu Martin Luther King, que les Black Panthers s’arment est moralement inacceptable. Je pouvais leur parler de ce que cela avait concrètement changé – l’impossibilité pour la police de harceler en toute tranquillité les habitants des quartiers noirs –, mais peu importe, prendre les armes, « c’est mal ». Il en est souvent de même avec un public adulte, dès que l’on parle de l’impossibilité (contemporaine mais aussi historique) de changer le monde sans violence, arrivent Mandela et Gandhi. Et même quand on déconstruit ces deux figures mythologisées de la non-violence et que l’on ramène à la lumière des éléments contradictoires de leur histoire réelle, il faudrait malgré tout qu’il ait été possible, et qu’il le soit encore, d’aboutir à des changements radicaux de société sans violence. Certains spectateurs, les plus jeunes en particuliers, refusent même que ces changements aient pu être conséquences uniquement de combats, de guerres, d’affrontement. C’est une nécessité viscérale pour eux que l’histoire puisse avoir été différente. Si je peux comprendre sans problème que des jeunes lycéens préféreraient vivre dans un monde pacifié dans lequel la violence serait inutile, ce qui a été plus troublant dans ces expériences avec The Devil, c’est le rôle des professeurs. J’ai l’habitude, parce que j’ai beaucoup montré mes films en milieu scolaire, du rôle modérateur des professeurs. Ils refusent parfois aux élèves la possibilité d’exprimer des paroles « déviantes », des points de vue contradictoires, et donc qu’un débat puisse avoir lieu. Mais sur ce film en particulier, ils ne pouvaient absolument pas supporter que j’énonce les raisons qui ont poussé les Black Panthers à prendre les armes, que je pose la question de l’usage de la violence mais aussi que je ramène l’histoire comme écriture idéologique du réel. Il fallait toujours qu’ils convoquent Gandhi et les miracles de nos démocraties pacifiées. Avec The Devil, je me suis rendu compte qu’à l’école, il ne pouvait y avoir « discussion » qu’autour de questions dont les réponses sont censées être partagées par tous (« la guerre, c’est mal », « la violence, c’est mal », « on devrait tous se prendre par la main et se faire des bisous »…)
Donc évidemment, si des lycéens ne comprennent pas le trajet de The Devil, qui montre simplement qu’à force de se prendre des coups dans la gueule dès que l’on se bat pour ses droits, à un moment on a envie de se défendre (et qui, de plus, s’inscrit dans un combat antiraciste pour lequel ils ont spontanément de l’empathie), devant Une jeunesse allemande , forcément, ils se retrouvent face à une histoire dont ils ont du mal à saisir certains enjeux, notamment celui du passage à l’acte. Leurs réactions épidermiques, leur incompréhension, face à ce passage à l’acte sont partagées presque unanimement avec l’ensemble des spectateurs. Vu d’aujourd’hui, ce passage à l’acte est ressenti comme une rupture, un saut dans le « côté obscur de la force », un basculement dans le « fanatisme », etc. Il y aurait un fossé irrémédiable entre qui étaient les futurs fondateurs de la RAF et ce qu’ils deviennent une fois le groupe formé. Il y a une cassure de la logique. Les débats permettent justement de revenir sur ce point précis qui cristallise l’attention. C’est un moment qui me permet d’exprimer des choses que le film ne contient pas, soit parce qu’il manquait d’images – aucune image ne peut nous renseigner sur leur passage à l’acte car c’est justement le moment où il n’y a plus d’utilité pour eux à en faire, soit parce que j’ai ellipsé volontairement certains aspects de cette histoire. (Je pense d’ailleurs avoir sous-exprimé, dans le film, le fait qu’à l’époque la lutte armée était un phénomène mondial et que, comme tu l’indiques, les discussions à son sujet portaient sur son opportunité, qu’il n’y avait pas de condamnation morale a priori de la violence. J’ai tenté une ouverture sur l’international avec l’extrait de Vladimir et Rose du groupe Dziga Vertov / Jean-Luc Godard et Zabriskie Point d’Antonioni, mais je me rends compte avec ces débats que ces deux extraits ne sont pas, ou rarement, « perçus » par les spectateurs – l’Antonioni est parfois cité pour sa beauté, sa plastique, mais très rarement pour ce qu’il raconte.)
En débat, je peux revenir sur le passage à l’acte en le réinscrivant dans sa contemporanéité et en essayant de défaire ce ressenti très actuel d’une rupture irrémédiable. Je peux apporter beaucoup d’éléments que le film ne racontent pas et qui permettent de saisir mieux les logiques (théoriques mais aussi très factuelles) qui conduisent à la fondation du groupe, je peux essayer de désenclaver ce passage à l’acte en le réinsérant dans son histoire, mais malgré tout, à l’exception d’une partie minoritaire du public qui a connu cette époque et qui était alors très politisé, il est impossible pour beaucoup de se défaire de ce sentiment d’irrémédiable et de rupture, de se défaire de notre lecture contemporaine de l’histoire, voire même d’accepter que notre lecture de l’histoire soit circonstancielle. Mais il me semble modestement que, grâce à ce film et aux débats qui le suivent, des questions sont posées, même si elles ne sont pas simples à penser d’aujourd’hui. Il y a aussi beaucoup de spectateurs qui expriment honnêtement leur trouble face à ces questions et je sens parfois que quelque chose s’est désaxé en eux. Ce trouble peut peut-être être le début d’un travail.
J’insiste beaucoup sur la lecture par le public du passage à l’acte parce qu’il me semble que les autres types de violences interrogées par le film (que ce soit les réactions de la police ou de l’État face à la jeunesse en révolte ou face à la RAF) posent moins question. Les spectateurs les relient facilement avec le même type de phénomènes aujourd’hui, analysent assez bien comment également les sociétés contemporaines usent d’autres types de violences beaucoup moins frontales ou visibles. Ce qu’il est plus difficile à saisir pour eux, ce sont les contre-violences. Le choix radical de la RAF pose problème car il est montré dans le film comme conséquence d’une histoire, il devient impossible de le juger uniquement d’un point de vue moral. Peut-être que comme le film permet de rendre plus complexe la question de savoir ce qu’est « un terroriste », peut-être rend-il aussi plus complexe ce qu’est « la violence ». Peut-être qu’il peut permettre de passer de « La violence c’est mal ! » à « La violence c’est mal, mais… »
Ensuite, spécifiquement pour les spectateurs plus jeunes, je ne sais pas ce que ça peut leur apprendre, quelles questions ça peut leur poser sur le monde dans lequel ils vivent. Ce ne sont pas ceux qui s’expriment le plus en débat ou après les débats. Et ceux qui viennent me voir enthousiastes à la fin des projections n’ouvrent pas forcément une discussion avec moi, il s’agit plus pour eux de me remercier. Je pourrais te répondre plus précisément quand je serai invité à présenter le film à des classes de lycéens ou d’étudiants. Il y aura probablement alors des discussions étonnantes et fort instructives !
ALAIN :
Ce que tu relates à propos de l’unanimité qui s’est manifestée parmi le public avec lequel tu as eu l’occasion de discuter à Bogota, à l’issue de la projection de ton film, est tout à fait intéressant : du point de vue d’une opinion pour laquelle les notions de lutte armée et de guérilla sont des plus familières (quel que soit son bord politique), dans les conditions même de la Colombie d’hier et d’aujourd’hui, la prise d’armes des activistes de la RAF apparaît en effet comme une aberration stratégique – aucune chance de l’emporter, de quelque manière que ce soit. Mais il se pourrait éventuellement que ceux/celles qui t’ont présenté ce type de raisonnement n’aient pas été sensibles à ce qu’était le sens effectif du geste engagé par ses militants : un geste dont l’horizon était peut-être bien davantage une forme quelque peu énigmatique de témoignage, plutôt qu’une guerre engagée en vue de la victoire. On serait plutôt alors dans le registre de l’action d’éclat destiné à produire une sorte de choc électrisant auprès d’une opinion anesthésiée que dans celui d’une insurrection minoritaire destinée à entraîner les masses dans son sillage. La prise d’armes ne serait donc pas tant l’amorce d’un combat de longue durée, un début (sur le modèle du « ce n’est qu’un début , continuons le combat ! » de Mai 68) que la tentative de mettre en scène une série d’actions et de gestes stylisés qui, dans leur éclat ultra-violent, seraient en mesure de se tenir à la hauteur de ce dont ils se voulaient le contrechamp – l’agression états-unienne contre le Vietnam, les connivences de la RFA avec des tyrannies comme celle du Shah d’Iran, la non-dénazification de l’appareil politique et économique en Allemagne de l’Ouest, etc. Cette notion d’une riposte qui, dans son effet sidérant de scandale et de choc se tiendrait enfin à la hauteur du scandale perpétuel de l’ordre établi (le scandale, c’est que les choses continuent comme à l’ordinaire…) me paraît essentielle pour comprendre les dispositions dans lesquelles les militants de la RAF entrent dans la spirale de la propagande par l’action armée. Il s’agit bien pour eux de dire – d’ailleurs cela se dit très clairement dans le film – que l’APO (l’action extra-parlementaire gauchiste) a touché ses limites, qu’elle reste rhétorique, prise dans les filets de la communication et de la contre-communication et ne représente à ce titre aucune espèce de danger pour le système. Si l’on suit cette ligne d’interprétation, on pourra se dire que le passage à la lutte armée vise surtout à effectuer un tracé mémorable, pas à « renverser le système » – il ne faut pas prendre ceux/celles qui se lancent dans ce combat pour des naïfs ou des imbéciles (des « fanatiques aveugles »). Ils savent donc qu’ils seront vaincus, ils vont à la mort, ils ont choisi la mort et ils font de leur mort, précisément, un témoignage pour des lendemains indéterminés. C’est une figure de l’héroïsme qui ne saurait évidemment être nommée comme telle dans un temps qui a oublié que les héros ne sont pas nécessairement des figures morales et peuvent même être aussi patibulaires que l’est cette brute incorrigible d’Achille (voir sur ce point Simone Weil…). Selon cette interprétation, leur action est, avec toute l’ambiguïté de la chose, tournée vers la quête de la « belle mort » dont la trace s’inscrit exemplairement dans les temps et les temps… En ce sens, le fait même de ton film ferait écho à leur action qui demanderait à être rejugée « en appel », selon les règles d’une mémoire régénérative. Car après tout, ne pourrait-on pas dire que ton film nous adresse subrepticement ce message : concernant la RAF, on (les politiques, les journalistes, les historiens même…) nous dit que l’affaire est entendue, jugée, réglée de longue date – mais si l’on allait quand même revisiter les lieux, histoire de reprendre la discussion à nouveaux frais… ?
JEAN-GABRIEL :
Ta réflexion me rappelle beaucoup un extrait de Ice de Robert Kramer (sorti en 1969 et que j’ai hésité très longtemps à utiliser dans Une jeunesse allemande ). Dans ce film, sur un groupe qui prend les armes aux États-Unis, il y a une séquence de discussion interne au groupe :
Une jeune femme : “They try to kill me. That’s cool. I know why they have to try to destroy me and I have no compunction try killing them. Some of them are pigs. They only want hurt and kill us. I used to feel guilty. I used to feel I deserved to be punished for my rebellion. State was mummy and daddy and I was a little child. But I don’t feel guilty anymore. Somehow that passed in the course of what we’re doing.”
Une deuxième jeune femme : “I wish I could believe that. I mean, I believe but I don’t see how it’s really happen.”
La première jeune femme : “You’ll see when it’ll happen to you. What was I saying? Oh yeah… I’m much more careful now, because I don’t want to get caught. And I’m much braver for me than I used to be, because the people that I’m doing this thing for deserve everything I can give them and more. They’re my brothers and my sisters and if I get killed, you will come to my funeral and you will feel something and you’ll revenge me and you won’t forget me afterwards.”
La deuxième jeune femme : “I doubt it”.
La première jeune femme : “Something else. What we’re doing is completely natural to us. We have no other choice. We couldn’t do anything else. And all the beautiful things come out if this.”
J’aime beaucoup cette discussion car justement s’y tissent inextricablement une certaine stratégie de la prise d’armes (ce pourquoi, pour qui, nous combattons) et un mouvement interne très personnel, ce que cette prise d’armes permet d’apprendre de soi, comment on peut, on doit, s’y abandonner. On va être buté, c’est certain, pourtant il faut y résister concrètement (garder sa force de nuisance le plus longtemps possible), mais aussi accepter que, dans tous les cas, même en y résistant, l’action menée ne pourra avoir d’autre conclusion que sa propre mort. Et de là, que de « belles choses » écloront.
Pour revenir plus spécifiquement à la RAF, à travers les textes écrits en clandestinité ou les témoignages des survivants de la première génération, les fondateurs de la RAF expriment uniquement un rapport très rationnel, tactique, à la lutte armée. La prise en compte de leur propre mort, la valeur sacrificielle de leur geste, ne transparait pas. Ils pensaient réellement participer à l’avènement de la révolution à venir, ils pensaient réellement que leurs actions contre « le tigre en papier » ouest-allemand allaient permettre de mettre à nu les structures fascistes de l’État et allaient soulever les masses mais il semble qu’ils n’ont jamais pris en considération les risques auxquels ils s’exposaient eux-mêmes, ou alors de manière un peu abstraite. L’expérience réelle de la lutte armée a d’ailleurs été très violente pour eux car justement ils n’ont jamais vraiment intégré que leurs décisions auraient, ou pouvaient avoir, pour conséquence leur propre mort. Ils ont si peu pris cela en considération, me semble-t-il, que la mort de Petra Schlem, première victime de leur côté, est un marqueur important de la radicalisation du groupe. Comme si ils se rendaient alors compte qu’il s’agissait vraiment d’un combat à mort. Puis, dès qu’ils sont fait prisonniers, l’unique but des actions de la RAF à l’extérieur sera leur libération pour éviter qu’ils ne meurent en prison. Cela leur a été suffisamment reproché à l’époque et depuis, mais il est vrai que la RAF a eu, à partir de 1972, pour unique revendication la survie de ses fondateurs. Et même les grèves de la faim, qui mettent évidemment en danger la vie de ceux qui la mènent, avaient pour objectif l’amélioration des conditions carcérales… Il me semble que c’est seulement dans ce temps de l’après de l’événement que l’existence même de la RAF et ses ambitions paraissent comme ne pouvant mener inéluctablement qu’à l’échec et qu’à la mort de ses fondateurs. Et c’est probablement cela qui nous trouble et que nous cherchons à penser, comment eux n’ont-ils pas vu que leur prise d’armes ne pouvait conduire qu’à leur destruction ?
Il y a quelque chose de juste, et de généreux, dans ton idée du témoignage. Ça me ramène à Sophie Scholl. Il aura fallu que ses camarades et elle-même se jettent dans la bataille et qu’ils y soient forcément broyés, pour que tout ne soit pas vain. Il s’agit non pas de savoir si leurs actions ont ou auraient pu changer quoi que ce soit de l’histoire en cours, il s’agit simplement que cela est eu lieu pour que l’humanité ne soit pas complètement déshonorée. Évidemment, Sophie Scholl est du bon côté de la morale, contrairement à la RAF, groupe de « fanatiques aveuglés tuant des innocents »… Mais pourtant, malgré tout, en quoi leur histoire témoigne-t-elle pour nous ?
Le dernier dossier que j’ai écrit pour les demandes de subventionnement faisait la part belle à ce qui serait « tragique » dans cette histoire. C’était une ficelle pour retenir l’attention des lecteurs et donner une clef de compréhension facile de la narration que je voulais mettre en place, mais il y a quand même quelque chose de l’histoire de la RAF qui résonne comme une tragédie classique. D’ailleurs, quand Böll écrit un scénario pour le court métrage de Schlöndorff de L’Allemagne en automne, il met en scène un comité de classification (de censure) à la télévision qui doit juger d’une mise en scène télévisée d’Antigone. La vision de cette pièce déstabilise tellement les membres de la commission qu’ils décident de l’interdire à l’antenne, la pièce est devenue trop brûlante dans cette Allemagne de l’Ouest de 1977. Ils refusent d’entendre ce que peut raconter le refus jusqu’au-boutiste, jusqu’à la mort, d’Antigone de se plier à l’ordre établi, ce que peut raconter son entêtement à appeler à des valeurs au-delà de celles du pouvoir institué.
J’ai fait Regarder les morts parce que justement dans le texte original, Baader-Meinhof, Don DeLillo exprime deux réflexions pour moi nécessaires. J’ai trouvé dans ce texte une mise en mots des questions qui m’ont poussé à travailler cette histoire mais que je n’arrivais pas à m’exprimer. Le personnage principal de la nouvelle affirme qu’il faut que cette histoire ait un sens, et même si ce sens nous échappe ou que nous le refusons, cela ne peut avoir été vain. Ce personnage exprime aussi pour elle-même cette idée qu’elle refuse de partager avec son compagnon de fortune : même terroristes, ces hommes et ces femmes ne sont pas au-delà du pardon. C’est d’ailleurs étonnant de la part de Don DeLillo que son personnage ne peut pas partager cela avec son compagnon. Ce qu’elle cherche, ce qu’elle questionne n’est pas, n’est plus partageable. Ces deux injonctions posées dans ce texte nous sont difficiles, tout au moins, elles l’ont été pour moi. Je ne suis pas certain de pouvoir réussir à exprimer la manière dont elles raisonnent en moi mais je les trouve justes tout autant que je les trouve dures. Mais en tout cas, et c’est ce que j’essaye de poser avec ce film, ce n’est qu’en essayant de nous défaire de nos propres a priori et de notre confortable position de témoins d’une histoire qui n’est pas nôtre, tout autant que de notre confortable position de juge, que nous pourrons peut-être réussir à ressentir que cette histoire nous concerne et que nous pouvons apprendre d’elle. Et , même si la question de savoir de quoi cette histoire témoigne pour nous nous échappe, ou que nous refusons de la poser.
Alors oui, le film est une modeste tentative d’aller regarder ce qui se tapit dans l’ombre de l’Histoire achevée et des grands mots anesthésiants. Il n’y a pas de secrets bien sûr, mais peut-être y a-t-il, là, dans les ombres, quelque chose qui nous concerne ?
Ping pong
novembre 2015
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